Un discours reflétant l’héritage d’Ed Broadbent présenté par la professeure Frances Abele lors du Sommet sur le progrès 2024, le jeudi 11 avril 2024 à Ottawa.
C’est un honneur pour moi de vous entretenir aujourd’hui des idées d’Ed Broadbent sur la démocratie sociale et de vous parler de ses espoirs pour l’avenir. À la fin de sa vie, il réfléchissait beaucoup à l’avenir qu’il entrevoyait avec un optimisme assuré. Cela peut vous étonner mais c’est pourtant bien le cas. Il était particulièrement inspiré par l’idéalisme et le dynamisme des milléniaux ainsi que par la génération qui leur a succédé.
Aujourd’hui, Pierre Poilievre, mais aussi de nombreux experts respectés, se plaisent à répéter que le Canada est “broken” — un pays écartelé, atteint de multiples dysfonctionnements. Non, le Canada n’est pas en si mauvais état. Bien sûr, nous avons des problèmes. Certains résultent de nos propres failles et négligences, comme la grave pénurie de logements adéquats; d’autres ne sont qu’en partie de notre faute, comme la crise climatique et les séquelles qui en découlent. Ceci dit, nous sommes en meilleure position que la plupart des pays de la planète pour nous attaquer à ces problèmes. Il importe avant tout de nous doter d’une vision positive, détaillée, concrète et ambitieuse du type de société plus juste que nous voulons bâtir, compte tenu de notre situation actuelle. Nous devons nous attaquer efficacement aux injustices et aux dysfonctionnements, tout en demeurant tournés vers l’avenir, source d’inspiration et d’espoir.
C’est pourquoi Ed a bien voulu travailler sur son dernier livre, « Seeking Social Democracy » avec Jonathan Sas, Luke Savage et moi-même. Bien sûr, il a beaucoup réfléchi à ce qu’il avait appris au cours de sa longue carrière, mais il voulait intervenir avec à-propos dans la conjoncture actuelle, en s’adressant aux jeunes qui représentent l’avenir.
Voici, en quelques mots, son message. « Les activistes d’aujourd’hui peuvent contrecarrer l’influence et annihiler l’impact des forces de droite à l’œuvre à notre époque. Nous pouvons dresser un programme démocratique alternatif, en favorisant davantage l’égalité et en réduisant la sphère du marché (la fameuse démarchandisation) pour faire plus de place à l’engagement de la force publique. Nul besoin d’atteindre la perfection. Nous avons simplement besoin de compassion et d’un engagement réfléchi. Rien ne garantit que la social-démocratie triomphera. Mais c’est de loin la meilleure alternative, et elle mérite que nous y consacrions notre énergie politique. »
Que faire de cette énergie? À défaut de lire son livre vous-même, permettez-moi de vous exposer brièvement ses quatre grandes idées.
Tout d’abord, la vision d’Ed était profondément pratique. Il n’était pas favorable à la pensée millénariste ou à la rhétorique radicale. À la manière de ses camarades et modèles, Tommy Douglas, Willy Brandt et Olaf Palme, il croyait au leadership et à la discussion pour parvenir à dégager un consensus public quant aux objectifs sociaux-démocrates. Dans la pratique, il était d’avis que le compromis était généralement nécessaire. Non pas pour trouver un terrain d’entente, mais pour progresser lentement et sûrement vers un idéal. Il pensait que cette approche était la plus compatible avec une démocratie saine, car l’expérience devait amener les gens à appuyer les mesures qui sont en fait dans leur intérêt.
Le deuxième point concerne les droits. Ed évoquait fréquemment les droits qui constituaient un aspect fondamental de sa vision de la social-démocratie. Il pensait que la citoyenneté démocratique s’accompagne de responsabilités et de droits individuels. Mais il ne considérait ni l’un ou l’autre de ces éléments comme étant principalement une question d’effort ou de volonté individuelle. Il considérait que nous avions besoin d’une société structurée de telle manière que les citoyens bénéficient normalement des conditions leur permettant de s’épanouir en tant que membres actifs de la société. Bien sûr, cela implique la présence de droits politiques légalement protégés — liberté d’expression et liberté d’association. Ces droits sont essentiels, mais ne sont pas suffisants. Les citoyens libres ont également besoin des droits économiques et sociaux qui leur confèrent une sécurité de base, la liberté de vivre à l’abri du besoin, certes, mais aussi la liberté de s’épanouir, de s’éduquer et de parfaire leurs habiletés et compétences, de trouver des loisirs et du plaisir dans la société. Tels sont les objectifs du socialisme démocratique, pour le Canada et pour tous les citoyens du monde.
Car Ed était un internationaliste. Au début de sa carrière politique, il a été vice-président de l’Internationale Socialiste. C’était à une époque où cette organisation était une véritable force pour les droits de la personne et la démocratie dans de nombreux pays, en particulier en Amérique centrale et dans les Caraïbes. Son internationalisme allait de pair avec son engagement en faveur des droits de la personne dans son pays. Il était fier du rôle joué par le Canadien John Humphrey dans la rédaction de la Déclaration universelle des droits de la personne. Après avoir quitté la politique, Ed a dirigé une équipe d’idéalistes pragmatiques au sein de l’organisation non gouvernementale Droits et Démocratie. Dans l’exercice de toutes ces fonctions, il s’est souvent adressé aux Canadiens pour leur parler de la paix et d’événements se déroulant à l’étranger, d’autant plus que le néolibéralisme suivait son cours brutal. Tout ce travail reposait sur les mêmes principes que ceux qu’il avait introduits dans la politique canadienne : la recherche de solutions aux injustices et à la souffrance, et le respect des points de vue de ceux avec qui il travaillait.
Enfin, Ed avait une vision complète de la nécessité d’un contrôle démocratique du pouvoir de l’État et des entreprises. Cela implique en partie un État de droit bien ancré et des libertés protégées par une Charte. Ensemble, ces éléments permettent — mais ne garantissent pas — le progrès social et démocratique. Ils sont en fait le résultat de luttes menées sur plusieurs générations par des travailleurs et travailleuses et d’autres personnes. À son tour, l’État ainsi façonné doit être doté d’une forte capacité de réguler et de contrebalancer le pouvoir des entreprises, qui est aujourd’hui plus fort qu’il ne l’a jamais été.
Au début de sa carrière, au milieu du vingtième siècle, Ed a consacré une grande partie de ses réflexions à ce que nous appelons le contrôle ouvrier et la participation des travailleurs aux institutions économiques dont ils dépendent pour leur subsistance. Les choses ont bien changé depuis, et aujourd’hui le besoin est encore plus grand. Pour Ed, imposer des limites au pouvoir des entreprises dans un système capitaliste commence par la présence de syndicats indépendants forts et d’organisations de la société civile dynamiques et créatives. Il ne considérait pas que contrebalancer le pouvoir des entreprises était une tâche entièrement négative, de blocage. Il était plutôt intéressé à mettre toutes les forces disponibles au service du bien. C’est là la tâche de la social-démocratie.
Comme il l’a dit :
Au XXIe siècle […] la social-démocratie reste, ni plus ni moins, la forme qui offre le plus grand potentiel pour libérer les possibilités créatives de concertation et de compassion de l’humanité et pour assurer la dignité à tous et à toutes.
À nous de perpétuer ses idées et de nous en inspirer.